21 août 2010

Trajectoires d'un siècle et d'une vie



 1) -- Avoir vécu un siècle en feu
C'est peut-être une chance d'être né deux fois dans le feu:
Naître en 1913 à la veille de la première guerre mondiale.
Avoir vingt ans en 1933 quand déferle sur l'Europe la grande crise et qu'Hitler arrive au pouvoir.
Il nous a bien fallu trouver un art de vivre par temps d'orage. Dans la jungle de ce qu'on appelle pudiquement: liberté de marché, les affrontements des volontés de puissance, de croissance, de jouissance des individus, des groupes et des nations, la liberté c'est la possibilité laissée aux forts de dévorer les faibles.

Le problème était indivisiblement politique et religieux: religieux parce qu'il exigeait une décision de jouer sa vie sur le choix de ses fins dernières: et politique parce que ce n'était pas seulement notre salut personnel qui était en jeu, mais celui de la communauté entière des hommes et que c'était un impératif catégorique de prendre place dans le combat, de choisir son camp et de définir une méthodologie de l'initiative historique qui nous donne les moyens de surmonter les contradictions du chaos.
En cette première étape de mon cheminement le plus urgent me paraissait être, en fonction de la culture philosophique de mes vingt ans, de vivre à la fois Kierkegaard et Karl Marx. Kierkegaard parce que, dans ses méditations de Crainte et tremblement sur le sacrifice d'Abraham, il suggérait qu'au delà de nos petites logiques et de nos petites morales transitoires pouvaient surgir des exigences inconditionnelles. Je trouvais là l'antidote aux dérisoires individualismes, faisant de chacun le centre et la mesure de toutes choses, et nous conduisant à l'affrontement permanent, au niveau des individus comme des nations, entre les volontés de croissance et les volontés de puissance. Pour la première fois, je découvrais la nécessité vivante de valeurs absolues, d'un Dieu qui ne siègerait pas en dehors de moi, dans le ciel, ses étoiles et ses faux dieux, mais qui naitrait d'une exigence intérieure irrécusable: celle d'un postulat fondamental et premier qui seul pouvait donner à ma vie et à son action une cohérence, sinon encore, par la participation à un mouvement historique réel, une efficacité.
Chez Marx, que je lisais alors avec passion, mais, jusque là, avec une passion purement intellectuelle, je trouvais non pas une nouvelle conception du monde, ni religieuse, ni métaphysique, ni positiviste, mais une autre exigence: celle de ne pas prétendre résoudre seul, et seulement en pensée, les problèmes nés de ce désordre mondial, mais de rejoindre une force de résistance au chaos, de militer en elle, au risque d'en partager le manichéïsme, avec ses erreurs, ses excès, peut être ses crimes, dans un monde où le crime était universel.
C'est ainsi que je devins militant, pour quarante années, dans un Parti, celui qui, historiquement, se réclamait de la méthode de Marx que la situation historique vérifiait pleinement et qui, dans la pratique, de Munich à la Résistance, et à la lutte contre l'asservissement de l'Europe à ceux dont la guerre avait fait, avec le moins de frais, les maîtres du monde, me parut le moins mauvais, car de bon il n'en existait point.
Vivre en une seule vie Marx et Kierkegaard était, sans doute, problème d'époque car j'ai entendu Sartre lui-même dire que telle était son ambition. (il est vrai que nous en avons tiré des conclusions diamétralement opposées: Sartre, partant de ce dramatique face à face kierkegeardien de la subjectivité et de la transcendance, a essayé, intellectuellement, de rejoindre un marxisme, théorisé par lui-même, en lequel il voyait "la philosophie indépassable de notre temps".
Mon cheminement fut rigouresement inverse: ce qui me parut primordial était l'incarnation. L'on ne renverse pas le monde avec sa tête. Dût-on s'y salir les mains. Dans les irrécusables combats qui déchirent le monde, l'on ne peut siéger au plafond, et en chaque moment se contenter de proclamer le bien, mais prendre parti pour le moindre mal (qui est, en général, du côté de ceux qui n'ont pas).
Tout au plus, doit-on s'acharner à créer une ouverture de transcendance chez les combattants, à la manière dont le tentèrent les plus profondément humaines et divines expériences militantes de notre temps; celle des prêtres-ouvriers dont je fus l'ami, ou celle des théologiens de la libération, qui visent a reconcilier l'histoire et la transcendance.
Je ne sais si mon pari initial fut gagné, mais je ne regrette pas de l'avoir fait et tenu pendant quarante ans, dans un Parti dont je devins l'un des dirigeants. Je n'en ai jamais démissionné: j'en fus exclu (en 1970) pour avoir affirmé que l'Union soviétique ne pouvait plus être considérée comme un pays socialiste.
Le bilan de ces quarante ans de fidélité ne me paraît pas négatif.
Ce fut, il est vrai, à l'intérieur du parti, la lutte permanente contre toute interprétation positiviste de la notion de socialisme scientifique: le socialisme peut être scientifique dans ses moyens: analyse de l'économie capitaliste (car il n'y a de science économique que de l'homme aliéné par le système), stratégie correspondant à cette analyse, mais à condition de ne jamais faire abstraction, comme le soulignait Marx, de la possibilité permanente de rompre avec l'aliénation, si profonde soit-elle.
C'est ce qui m'a amené à la critique radicale de ce néo-positivisme marxiste, même lorsqu'il prenait, avec Althusser et ses disciples, la forme structuraliste: "l'homme est une marionette mise en scène par les structures", et qu'elle repoussait de décennie en décennie, comme le faisait Althusser, le moment de la rupture épistémologoque permettant à Marx de passer de l'idéologie à la science.
Sortir de ce chaos où chaque individu, chaque nation, se croit le centre et la mesure de toute chose, exige la foi en des valeurs absolues au delà de nos petites logiques et de nos petites morales: le sacrifice d'Abraham. Cette certitude, à 20 ans, m'a conduit à devenir chrétien. Et, du même mouvement, marxiste. Nulle contradiction, mais complémentarité: la foi est recherche des fins. Le marxisme non dogmatique est une méthodologie de l'initiative historique permettant d'analyser les contradictions d'une société, et, à partir de cette analyse, de découvrir le projet capable de les surmonter. Ce marxisme est recherche des moyens pour atteindre cette fin: donner à chaque enfant qui porte en lui le génie de Mozart ou de Van Gogh les moyens économiques, politiques ou culturels lui permettant de déployer pleinement son génie.
Dans cette voie, retracée dans mes Mémoires: Mon Tour du siècle en solitaire, la tâche majeure de ma vie fut d'en découvrir le sens et de l'accomplir en me situant au point où l'action politique, la foi, et la création artistique, ne font qu'un.
L'art est le plus court chemin d'un homme à un autre, et il n'est pas d'éducation plus révolutionnaire que d'enseigner à un enfant que le monde n'est pas une réalité donnée, toute faite, mais une oeuvre à créer.
La politique au sens noble, celle qui nous donne conscience que chacun de nous est responsable du destin de tous les autres, ne nous enferme pas dans ce dilemme: individualisme de jungle ou totalitarisme de termitière.
Dans une telle perspective, une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme, et notre époque a plus besoin de prophètes (pour rappeler les fins) que d'ordinanthropes nous donnant des moyens géants au service de n'importe quelle fin.
L'effort constant pour inclure pleinement le moment de la transcendance dans le marxisme m'a permis, lorsque j'ai créé et dirigé le Centre d'études et de recherches marxistes d'organiser, à l'échelle de l'Occident christianisé, (de l'Italie à l'Allemagne et du Canada aux Etats-Unis), le dialogue entre chrétiens et marxistes, où j'appris beaucoup, par fécondation réciproque, des plus grands théologiens chrétiens: en France du père Chenu et du père Dubarle, en Allemagne de catholiques comme Karl Rahner ou de protestants comme Jurgen Moltman, en Italié des pères Balducci et Girardi, en Tchékoslovaquie du pasteur Hromadka; en Angleterre de l'évêque Robinson, aux Etats-Unis du père Courtney Murray et du père Quentin Lauer ou de Harvey Cox, en Espagne du chanoine Gonzalez Ruiz et du père Caffarena.
A l'apogée de ce dialogue, à Salzbourg, le père Rahner (S.J.) l'un des principaux experts au Concile, posa la question ultime en réponse à mon questionnement: lui rappelant qu'en apportant une méthodologie de l'initiative historique (question de l'ordre des moyens) Marx avait néanmoins défini le socialisme d'abord par ses fins: créer pour chaque enfant qui porte en lui le génie de Raphaël ou de Mozart, les conditions économiques, politiques, culturelles, lui permettant d'épanouir en lui toutes ces possibilités, le père Rahner apporta ce qui était, à mon sens, la réponse à notre recherche commune, en me montrant (il l'a écrit ensuite dans sa Préface à la traduction allemande et anglaise de mon livre: De l'Anathème au dialogue. Un Marxiste s'adresse au Concile), que Marx, comme je tentais de le faire moi-même dans ce dialogue, ne définissait que des fins avant-dernières, alors que le christianisme était "la religion de l'avenir absolu". Pour ma part, j'acceptais volontiers sa thèse, me permettant seulement d'ajouter: travaillons ensemble, catholiques et marxistes, pour atteindre ces fins avant-dernières, et si, alors, nous, marxistes, nous avions la tentation de croire que nous avons atteint la fin de l'histoire, nous serons heureux de vous avoir à nos côtés, vous chrétiens, pour nous dire: il faut aller plus loin dans la création. Mais, de grâce, ne nous le dites pas trop tôt pour nous écarter de la voie militante vers des évasions pieuses!
Il me sembla alors que nous avions atteints ensemble l'objectif spirituel que nous nous étions fixés, mais il restait encore beaucoup à faire pour mettre vraiment en marche nos communautés respectives vers cet objectif.
Depuis lors d'ailleurs, le retour en arrière de l'Eglise catholique par rapport à la merveilleuse ouverture de Vatican-II, de même que l'involution des partis communistes, l'implosion de l'Union soviétique, et la cassure grandissante du monde entre le Nord et le Sud, et partout ailleurs, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, par le triomphe provisoire du monothéïsme du marché, le triomphe des nantis et l'écrasement des multitudes, montrent quel chemin il reste à parcourir pour incarner les vérités qu'ensemble nous avions entrevues.
Pour ma part, tirant les conséquences des résultats positifs obtenus sur le plan de la clarification théorique des problèmes, mais mesurant aussi l'ampleur des nouveaux périls du monde cassé entre le Nord et le Sud, je proposai, en 1974, au Conseil oecuménique des Eglises (en présence d'observateurs du Vatican, (un évêque hongrois et le père Cottier) d'étendre notre dialogue: chrétiens et marxistes, nous avions tous les mêmes références culturelles: judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Je proposais de passer du dialogue chrétiens-marxistes à un plus universel dialogue des civilisations avec l'Asie, l'Afrique, l'Amérindie.
Le projet fut alors reçu avec quelque froideur parce que je définis le dialogue comme un échange dans lequel chaque partenaire est convaincu, dès le départ, qu'il a quelque chose à apprendre de l'autre, c'est-à-dire qu'il est prêt à reconnaître qu'il peut manquer quelque chose à sa propre vérité, qu'il est donc prêt à se remettre en question.
Cette idée qu'il puisse y avoir des manques dans ce que l'on proclamait, depuis des siècles comme catholicité, c'est à dire comme universalité plénière, ne plut guère, notamment aux représentants catholiques. (Je dois dire que, plus tard, j'ai trouvé les mêmes réticences chez les ulémas musulmans, et pour des raisons analogues: la prétention de posséder la vérité absolue).
Des deux côtés je me heurtais, une fois encore, à une philosophie de l'être, d'un étalon absolu de la réalité et du bien, d'une création et d'un ordre fait une fois pour toute. Si cet Etre et son ordre ont été voulus par Dieu, il est sacrilège de prétendre le transformer; s'il existait une révélation ultime ou une prophétie dernière, il était sacrilège aussi d'en concevoir un renouvellement ou une innovation.
Venu vers l'Islam avec la Bible sous un bras et Marx sous l'autre, je m'efforce de faire revivre dans l'Islam, comme dans le marxisme, les dimensions d'intériorité, de transcendance et d'amour.
Contre tous les intégrismes d'enfermement et d'affrontement dans un monde devenu techniquement Un, l'Islam a besoin d'une théologie de la libération.
Le marxisme aussi.
Et l'Occident, tout entier, d'une pérestroïka.
Ce qui s'est passé à l'Est n'est nullement la faillite du marxisme mais de ses perversions et la faillite, pire encore, de toute restauration du capitalisme.
Plus grave, se dessine, pour l'avenir, le déchirement de la planète entre un Occident coalisé, du Pacifique à l'Oural, par delà les vieilles rivalités coloniales et les anciens équilibres de la terreur entre l'Est et l'Ouest, pour perpétuer l'hégémonie du Nord contre le Sud. Il ne s'agit plus de guerres mondiales, où les colonies n'étaient que des appendices de chair dans la machinerie d'acier des luttes des grands; il s'agit d'une guerre des deux mondes: celle d'un club des riches qui veulent garder le monopole et le contrôle de toutes les ressources de la planète contre le reste du monde voué à d'autres Hiroshima de la faim.

2) -- Les rencontres sur le chemin d'en haut
J'ai eu la chance de connaître le XXe siècle en quelque sorte du dedans, autrement que par des livres, grâce à des rapports personnels, parfois fraternels, parfois polémiques, avec la plupart de ceux qui ont fait ce siècle (sans parler de ceux que j'ai vus seulement de loin ou par leurs écrits).
Rapports personnels et entretiens avec Staline et les généraux de Stalingrad, avec Khroutchev et Gorbatchev, comme avec les papes Paul VI et Jean Paul II, avec le général de Gaulle à Alger comme avec Maurice Thorez, mon guide pendant trente années. Depuis les entretiens avec l'impératrice d'Iran Farah Diba qui créait à Téhéran, avec Hossein Nasr et Corbin, une branche nouvelle de mon Institut pour le dialogue des civilisations, jusqu'aux rencontres avec Khomeiny et les ayatollahs qui me sont devenus proches, comme ceux qui vinrent à Cordoue pour inaugurer notre Centre culturel andalou pour évoquer la présence de l'Islam en Occident.
En Afrique où nous avons créé, avec le président Senghor, en l'île symbolique de Gorée, une Université des Mutants, pour chercher des modes de développement endogènes. Jusqu'en Tanzanie où le président Nyerere m'en montrait une première réalisation.
Inoubliables rencontres politiques avec Hô Chi Minh comme avec Che Guevara et Fidel Castro, avec Ben Bella comme avec Erbakan, avec Nahum Goldmann, l'ancien président du Congrès juif mondial, qui m'invita chez lui à Jérusalem avec quelques uns des chefs historiques d'Israël, comme avec Nasser au Caire ou Hafez El Assad à Damas.
De quatorze années passées au Parlement comme député puis sénateur, président de la Commission de l'éducation nationale ou vice-président de l'Assemblée, peu de souvenirs et peu de visages, sinon celui de l'abbé Pierre, mon frère depuis près de soixante ans, depuis la première Constituante; celui de Marc Sangnier (que nous appelions L'oncle Marc).
Plus profonde fut l'influence de nos dialogues chrétiens-marxistes où je pus, grâce au Cardinal Koenig de Vienne, travailler avec les grands experts du Vatican-II, ceux qui furent les auteurs du plus hardi de ses textes: Gaudium et spes: le père Chenu, mon père spirituel, le père Congar qui m'envoya le plus réconfortant message lorsqu'il comprit la douleur de mon exclusion du Parti communiste, le père Rahner, Hans Kung.
Ces dialogues devaient en grande partie leur richesse à l'expérience vécue de Chennièvres, avec les Prêtres-ouvriers, si étroitement fraternels que le cardinal Suhard, alors archevêque de Paris, pouvait dire à l'un d'eux: "Si les prêtres-ouvriers ont besoin d'aumônier, ils pourraient en choisir un autre que Roger Garaudy!" Ce qui faisait rire son successeur, le cardinal Marty, lorsque, plus tard, il m'invita à sa table.
Puis ce fut l'ouverture décisive avec la plus grande espérance de notre temps: la Théologie de la Libération. La rencontre d'abord avec Dom Helder Camara, archevêque brésilien, mon frère depuis trente années. Ensuite, avec le père Guttierez, premier théoricien de la Théologie de la libération, le père Ellacuria qui participa à l'inauguration de notre centre de Cordoue, avant d'être assassiné par les escadrons de la mort; Leonardo Boff qui donne l'ébauche d'une conscience planétaire, et Ramon Pannikkar, qui de Bénarès à Santa Barbara, donne l'exemple, depuis son nid d'aigle de Tavertet en Catalogne, d'un oecuménisme généralisé par l'apport des spiritualités de l'Inde, comme, à Santa Barbara, nous l'avions évoqué avec Mircea Eliade.
Avec les protestants ce fut la rencontre, à Strasbourg, en 1937, de Karl Barth, qui ouvrait un nouveau chemin à la théologie, puis à Salzbourg, avec Jurgen Moltman et sa Théologie de l'espérance et, à Karlovy Vary, avec le pasteur Hromadka, héroïque porte-parole, à l'Est de l'Europe, de la foi chrétienne.
Une autre fécondation fut celle des écrivains qui pensaient leur temps et l'anticipaient parfois.
Des poètes, comme Pablo Neruda que je vis en exil à Mexico, ou le Turc Nazim Hikmet à Helsinki; Tzara, Eluard, Aragon, Saint-John Perse, qui m'illumina tout un jour en sa presqu'île de Giens; Césaire ou Senghor.
Des romanciers, comme Romain Rolland, dont une lettre fut, pour ma vie entière, un tison, et Jorge Amado, réveillant la conscience populaire de l'Amérique latine, Ilya Ehrenbourg qui m'initia à une connaissance critique de l'URSS, comme Han Suyin à celle de la Chine.
Il y eut les hommes du théâtre et du cinéma qui m'ont plus appris sur la conception tragique de la vie que les existentialistes abstraits: Jouvet, par exemple, qui accepta de diriger la section d'Histoire du Théâtre de l'Encyclopédie de la Renaissance française que je dirigeais, après la Libération, aux côtés de savants comme Paul Langevin et Joliot Curie.
Ce n'est pas, non plus une faible expérience, dans mon métier de professeur de la philosophie de l'art à l'Université, d'avoir vécu l'épopée de la peinture contemporaine: d'avoir été l'ami de Picasso qui n'a pas seulement renouvelé une façon de voir le monde autrement que dans la peinture classique depuis la Renaissance, mais qui a peint, avec Guernica, le blason des crimes d'un siècle.
D'avoir connu les rénovateurs du réalisme brésilien, lorsque, à Rio de Janeiro, j'habitais chez Portinari, ou lorsqu'à Mexico je vivais l'expérience du néo-réalisme mexicain dans l'amitié avec Diego Riveira et Siqueiros; le néo-réalisme italien en fraternité avec Guttuso, l'abstraction lyrique en synchronie avec le peintre Mathieu.
La danse, comme une dimension de la vie, me permit de rencontrer à la fois les maîtres de la danse moderne américaine comme Martha Graham, qui en fut, pour moi, la déesse, Alvin Nicholaïs, Merce Cuningham, en Union soviétique Maïa Plisetskaïa, en France Béjart, qui préfaça mon livre Danser sa vie, et Ludmilla Tcherina qui venait de composer son personnage de Saint-Sebastien à l'Opéra de Paris. Puis le plus grand danseur de l'Inde, Ram Gopal, qui me montra, à Londres, comment il avait réalisé la danse de Shiva, créateur et destructeur des mondes.
En philosophie, le travail de toute ma vie sur le passage d'une philosophie de l'Etre, qui conduit à l'acceptation de l'ordre établi à une philosophie de l'Acte, instrument pour le transformer, comme l'enseigna Karl Marx, j'eus la chance d'être invité à cette recherche par le catholique Maurice Blondel qui avait écrit sa thèse sur l'Action et par Gaston Berger qui passa de la phénoménologie de Husserl à la prospective qui ne visait pas à prédire ce qui sera, par extrapolations du présent et du passé, mais de nous dire quel éventail d'avenirs possibles ouvre chacune de nos décisions.
L'aide de mon patron de thèse, Gaston Bachelard, m'aida à faire la jonction entre les actes créateurs complémentaires de la poésie et de la science. Marcuse enfin qui devint un compagnon de combat en 1968.
Et tant d'amis encore qui me donnèrent l'exemple de ce qu'est une vie héroïque au service d'une seule passion; depuis le cinéaste d'Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vauthier, jusqu'au navigateur sans peur et sans reproche que fut Bernard Moitessier. Ou ce géant de la musique, Yéhudi Menuhin, dont l'humanisme est plus grand encore que son art, et qui, dans sa défense du sacré comme dans nos rencontres à Cordoue, où à Vienne m'encouragea si puissament, par son exemple, dans la recherche de l'unité de la foi.
Tels sont quelques-uns des éléments de l'expérience vécue de mon siècle, qui me permettent aujourd'hui d'ébaucher des solutions d'avenir pour le XXIe siècle, mais que cherchent à bâillonner, à tout prix, ceux qui veulent maintenir le statu-quo, avec ses élus et ses exclus, et sa pensée unique.
Je jette donc, comme une bouteille à la mer, ce brûlot: L'avenir: mode d'emploi, espérant que des mains courageuses la porteront à tous les rivages, et que des esprits libérés et lucides en feront naître un siècle nouveau.
Ce livre n'est qu'un cri pour alerter les vivants. Et d'abord un cri de douleur, car le monde entier est mon corps: j'ai mal à la Palestine et au Sertao du Brésil. Ma tête brûle de révolte parce que la plupart de nos chefs politiques ou spirituels semblent n'en avoir plus, ou vide.
Un cri d'espérance aussi, car je sais que je ne suis pas seul. Je suis le fils de milliards de morts qui n'ont jamais su à quoi leur vie, leur travail, leur souffrance et leur mort ont pu servir. Mais leur espoir vivra mille ans dans la poitrine de nos fils.
De cet arbre je ne suis qu'un bourgeon. Une semence qui ne veut pas être indigne de ce qui va germer.
Nous combattrons jusqu'au dernier souffle ceux qui veulent nous imposer, à coup de missiles et de milliards, une histoire menteuse et un avenir dépourvu de sens, imposer le silence à nos partielles et tremblantes vérités.
L'homme est en péril: son espoir et son Dieu sont menacés de mort.
Il nous appartient à tous de défendre l'espoir de l'homme et l'honneur de Dieu.

3) -- 1968: Soyons raisonnables, demandons l'impossible.
Le tournant décisif de ma pensée, qui marquait une étape majeure dans l'élaboration de ma philosophie de l'acte par une rupture radicale avec la philosophie de l'être, s'opéra en 1968.
Bien que le mouvement de 1968 se soit terminé par une défaite, c'est-à-dire par le retour des sociétés occidentales à leurs vieilles ornières, il portait en lui l'espérance d'un retour à l'universel par delà l'hégémonie mondiale et coloniale de l'Occident, c'est-à-dire d'un modèle de développement dans lequel la croissance économique était identifiée au bonheur, et le libre échange à la liberté, la liberté des plus riches et des plus forts d'exploiter et de dévorer les plus faibles.
Ce qu'il y avait de plus nouveau, dans ce soulèvement, c'est qu'il ne survenait pas en un moment de crise: peu de chômage, pas d'inflation, un taux de croissance relativement élevé. Le système, apparemment, se portait bien.
Et voici qu'éclate le plus grand mouvement social que la France ait connu (même au temps du Front Populaire): dix millions de salariés en grève, les universités sous le contrôle des étudiants, des signes d'hésitation même dans les grands corps de l'Etat.
Un événement radicalement nouveau se produisait donc. D'ordinaire les grandes grèves, ou les explosions sociales de tout ordre, naissaient en des moments de crise économique ou sociale ou de blocage politique.
En 1968, rien de semblable ne se manifestait.
En quelques semaines les étudiants passent de la critique de l'université à la critique de la société et de sa conception cancéreuse de la croissance. Les cahiers de revendication ouvriers montrent que l'exigence de participation et même d'autogestion, prennent une place grandissante par rapport aux revendications salariales.
Une volonté générale se fait jour: participer activement à la détermination des fins et du sens du travail (manuel ou intellectuel) et de toutes les structures sociales.
En un mot, à un moment de relative stabilité et de succès du système, il y a une prise de conscience très générale que le système est plus dangereux, plus aliénant, par ses succès que par ses échecs.
Cela changeait le sens même d'une révolution. Jusque-là, être révolutionnaire c'était dégager les contradictions du système et les crises périodiques qu'elles engendrent: Karl Marx l'avait fait admirablement pour son temps et avait créé la méthodologie de l'initiative historique pour analyser ces contradictions et, à partir de leur analyse, découvrir le projet capable de les surmonter.
Désormais, sans renoncer à cette découverte fondamentale de Marx, l'accent était mis sur le projet, ce qui eût été historiquement prématuré, et, par conséquent, irréalisable à l'époque de Marx, où le capitalisme, même en Angleterre, n'avait pas atteint son plein épanouissement.
Il est remarquable que le mouvement fut universel en raison de la domination universelle du modèle occidental.
Le dénominateur commun de tous ces mouvements, malgré les différences de coloration, tenant aux conditions particulières de chaque pays, c'était, même sous des expressions chaotiques, confuses, anarchiques ou messianiques qui facilitèrent partout leur écrasement final, l'espérance de se libérer des aliénations d'un système qui ne donnait un autre sens à la vie qu'une augmentation quantitative de la production et de la consommation.
Dans mon cas personnel l'adhésion au principe de ce mouvement, et même ma participation à certaines de ses manifestations, me conduisirent à l'exclusion du Parti dont j'étais, jusque là, l'un des dirigeants. Etant alors professeur, mes étudiants m'avaient beaucoup appris. L'un disant: "Ce n'est pas une révolution. C'est une mutation!"
Tout vibrait et tourbillonnait dans mon esprit devant ce qui, apparemment, était une universelle conversion: le 6 avril, à Rome, je rendais visite à Mastroianni, qui semblait entrevoir, avec le rôle de prêtre-ouvrier que je venais lui proposer, un autre versant possible que la commercialisation imposée par les imprésarios: le versant poétique de l'annonciation d'un autre avenir
Le 9 avril, à Genève, au Conseil oecuménique des Eglises, (protestants et orthodoxes): colloque sur la croissance.
23 avril: débat à la Faculté de théologie catholique d'Angers sur "la signification spirituelle de la Révolution d'Octobre".
Le 7 mai, colloque de l'UNESCO sur le centième anniversaire de Marx: confrontation avec Marcuse sur les forces motrices d'une révolution future où s'opposaient deux réponses: celle du bloc historique que je proposais, l'évolution technologique intégrant à la classe ouvrière de nouvelles catégories de travailleurs, qu'il s'agisse de la mécanisation de l'agriculture transformant le paysan en ouvrier salarié, ou de l'informatisation et de la robotisation de l'industrie, développant de vastes composantes intellectuelles du bloc historique nouveau.
Marcuse misait surtout sur le Tiers-monde et les marginaux.
Je crois aujourd'hui qu'à cette opposition frontale il faudrait substituer une synthèse intégrant certains éléments de nos deux conceptions en tenant compte des changements intervenus, depuis trente ans, à la fois dans le bloc historique nouveau, dans le Tiers-monde, et dans leurs rapports mutuels possibles.
Ces réflexions sur l'originalité du mouvement ne plaisent pas aux autres membres de la direction du Parti: j'ai publié dans Démocratie Nouvelle un article: "Révolte et Révolution", m'efforçant de dégager "le lien interne et profond entre les aspirations des étudiants et les objectifs de la classe ouvrière. "
La revue sort le 12 mai. Le 15 mai le secrétariat du parti décide de la supprimer.
Je ne suis plus qu'un exclu en sursis.
L'on m'utilise pourtant, pendant plus d'un an, comme article d'exportation.
A la Faculté de théologie d'Heidelberg, sur le dialogue chrétiens -marxistes.
A Montréal sur mon livre: Marxisme du XXe siècle.
En Californie, à San Francisco, où le père Buckley m'invite à prendre la parole avec lui, à la messe, sur le Viêt-nam.
A Londres pour un débat avec le père Jeanières, jésuite, directeur de la revue: Projet.
A Bruxelles, avec les étudiants sur mon livre: Le problème chinois.
Rien, dans cette activité extérieure, ne risquait de polluer le Parti français.
Mais après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les soviétiques, en août 68, je reçois mon premier blâme public pour en avoir condamné les dirigeants.
Mon sursis va s'achever au Congrès suivant, en février 1971. Ayant déclaré que "l'Union qoviétique n'est pas un pays socialiste", je suis écarté de toutes mes fonctions, et, aussitôt après, exclu du Parti.
Ce n'est pas seulement un drame personnel, mais une occasion historique perdue: pour n'avoir pas compris le sens théorique du mouvement de 1968, et s'étant donc révélé incapable, dans la pratique, d'en prendre la direction, le Parti communiste français tombait désormais dans les bas côtés de l'histoire, pour devenir, par une lente décadence, un groupuscule phagocyté par le Parti socialiste, et s'intégrant, avec lui, à la pensée unique, celle de la croissance et de l'Europe, de la mondialisation, c'est à dire de l'acceptation de fait de l'hégémonie américaine et de son monothéisme du marché.
Il n'avait plus désormais de mission historique à remplir: la fonction tribunicienne. Il devenait un parti comme les autres, politiquement correct, c'est-à-dire ne proposant plus une alternative rompant avec le système régnant.
Je commençais dès lors à élaborer, en solitaire et à tâtons, cette autre voie, de L'alternative (en 1974) à L'Appel aux vivants de 1979.
Dans ce dernier, après avoir fondé à Genève, en 1974, L'Institut international pour le dialogue des civilisations, je commençais à entrevoir enfin, à la fois les causes de la décadence de l'Occident, les possibilités d'autres formes de vie qu'offraient les pays non-occidentaux s'ils n'avaient pas été arrêtés, dans leur développement endogène, par le colonialisme, depuis 5 siècles, et les perspectives d'unité du monde qui seules, aujourd'hui, pouvaient assurer la survie de la planète et une véritable résurrection de l'humanité.

4)- Philosophie de l'Etre et philosophie de l'acte
Si j'embrasse aujourd'hui d'un regard la totalité de ma vie, ce qui en fait l'unité, dans la diversité de ses recherches, c'est ce passage d'une philosophie de l'être à une philosophie de l'acte.
En politique, la longue lutte contre le déterminisme de ce qui est, contre toute philosophie linéaire de l'histoire lui assignant d'avance une fin, depuis les perversions du marxisme concevant le renversement de Hegel, comme la substitution d'une dialectique de la matière à une dialectique de l'esprit. Ce faux déterminisme historique faisait du socialisme une étape nécessaire, après d'autres et découlant d'elles. (Sous une forme caricaturale les aberrations de Fukuyama proclamant fin de l'histoire le triomphe du monothéisme du marché). L'histoire n'est pas faite de faits, mais de choix humains et de créations humaines. Il importe donc de retrouver l'inspiration de Marx, de comprendre avec lui que les hommes font leur propre histoire même s'ils ne la font pas arbitrairement, mais dans des situations conditionnées par le passé. Sinon l'on fabrique trop de révolutionnaires faisant du sens de l'histoire un destin, et voulant tout changer dans le monde, sauf eux-mêmes.
En esthétique, ce fut la longue polémique, au cours de ma vie, (et notamment dans mes Soixante oeuvres qui annoncèrent le futur, Danser sa vie et surtout D'un réalisme sans rivage) contre le réalisme de la mimésis d'Aristote, dégradé en imitation d'un monde déjà tout fait, méconnaissant l'annonciation, par les arts, d'un avenir à naître et d'un monde toujours en naissance.
En théologie, la recherche angoissante et passionnée de Dieu qui n'est pas un être mais un acte, l'acte qui fait être, et auquel nous sommes chaque jour appelés à participer. S'il existait un Dieu qui ait fait le monde une fois pour toutes, si tout ordre et toute autorité étaient également son oeuvre éternelle, ce serait une impiété de prétendre changer cet ordre et ces autorités. "Obéissez à ceux à qui Dieu a donné le pouvoir ", c'est le principe de base de toute théologie de la domination, chez Saint-Paul comme chez le musulman Hanbal et leurs disciples d'aujourd'hui.
Dieu, comme le rappelle le Coran, ne cesse de créer le monde et de le recréer, et il confie à l'homme (tous les hommes) la charge d'être son Calife sur la terre pour poursuivre cette création.

 

Roger Garaudy, L'Avenir: mode d'emploi, 1998, Editions Vent du Large, pages 211 à 234