25 février 2017

Marx et les luttes politiques (4). Tactique et stratégie, suite



Marx distinguait profondément la situation en France

et la situation en Allemagne. En Allemagne la Bastille

était encore à prendre et Marx n'hésitait pas à réaliser

tous les compromis nécessaires pour ne pas affaiblir

l'union des forces démocratiques : il écrivait dans un

article du 30 juillet 1848 : « la preuve la plus éclatante

que la Révolution allemande n'est que la parodie de

la Révolution française la voilà : le 4 août 1789, trois

semaines après la prise de la Bastille, le peuple en finit

en un seul jour avec les charges féodales, le 11 juillet,

quatre mois après les barricades de mars, ce sont les

charges féodales qui ont raison du peuple. »

Le premier objectif de Marx c'est l’accomplissement

de la Révolution allemande, de la Révolution bourgeoise,

du 89 allemand, et cela exige l'étroite union

de toutes les forces démocratiques.

Par contre Marx prenait résolument parti, dans ses

colonnes, pour l'insurrection des ouvriers parisiens au

mois de juin.


En même temps il dénonçait tout ce qui, dans l'action

de la gauche démocratique, était hésitation et même

trahison envers la Révolution. Le Parlement, composé

pour l'essentiel de grands bourgeois libéraux, était

surtout hanté par le souci du maintien de l'ordre : il

n'osa pas se proclamer souverain, dissoudre l'ancienne

Diète d'Empire, former un gouvernement fédéral et

une armée pour l'appuyer. Ce Parlement impuissant de

Francfort, élut même l'archiduc Jean Président de l'Empire

allemand, c'est-à-dire abandonna le pouvoir aux

mains des princes. Dans ces conditions le roi de Prusse

n'hésita pas à mettre en place un ministère réactionnaire.



Marx organisa de multiples manifestations de masse,

mais se prononça contre une insurrection, qui, en raison

du manque de préparations de l'Allemagne à un

soulèvement général, n'eût servi qu'à décapiter le mouvement

de ses éléments les plus actifs. Mais le gouvernement

prussien intensifia la répression.

L'état de siège fut proclamé. Cette mesure soûlera

contre le militarisme prussien même tes bourgeois les

plus paisibles. Marx lança alors le mot d'ordre de grève

de l'impôt et, pour soutenir la démocratie, la levée en

masse de tous les hommes valides, la distribution des

armes et la constitution de Comités de Salut public.

Alors tes « ultras-révolutionnaires », partisans de Gottschalk,

appelèrent tes ouvriers à ne pas prendre les armes,

sous prétexte qu'il ne s'agissait pas d'intérêts proprement

ouvriers et qu'il fallait laisser se battre entre

eux absolutistes et constitutionnels. Par contre les communistes,

selon le mot d'ordre du Manifeste Communiste

de soutenir le mouvement révolutionnaire contre la

réaction féodale, participèrent à l'insurrection.

Marx, lorsqu'il comparut devant tes jurés de Cologne

expliqua les raisons profondes de son attitude : « nous

avons assisté à la lutte entre la vieille démocratie féodale

et la société bourgeoise moderne, entre la société de la

libre concurrence et la société corporative, entre la société

fondée sur la propriété foncière et la société industrielle,

entre la société de la foi et la société de la science. »

Mais la bourgeoisie, qui pourtant voulait faire sa révolution,

a redouté te développement d'une situation révolutionnaire

par peur des masses : or, seule, elle était

trop faible pour tenir tête aux féodaux. Les féodaux se

sont donc servis de cette bourgeoisie contre le peuple

puis se sont passés de ses services.

La bourgeoisie allemande se révélait ainsi incapable

de faire sa propre révolution. Il ne pouvait plus être

question d'unir sous le drapeau de la démocratie le

prolétariat et toutes les fractions de la bourgeoisie dans

une lutte commune contre l'absolutisme et la réaction

féodale. La grande bourgeoisie s'était d'elle-même exclue

de cette alliance, il s'agissait désormais d'unir les

classes moyennes et le prolétariat pour un régime qui

n'abolirait pas la propriété privée des moyens de production

mais où paysans, ouvriers, et petits bourgeois,

obtiendraient un maximum de concessions.

Une fois de plus, au début de 1849, les gauchistes,

et notamment Gottschalk, attaquèrent violemment Marx

qui montrait dans la Nouvelle Gazette Rhénane que la

révolution ne pouvait encore être que bourgeoise. Dans

une séance de la Ligue des Communistes du 15 septembre

1850 Marx dénonça violemment leur démagogie :

« à un point de vue critique, disait-il, une minorité oppose

un point de vue dogmatique, à une conception matérialiste,

elle oppose une conception idéaliste. Pour

elle la volonté doit remplacer les circonstances réelles

comme élément moteur de l'histoire. Alors que nous

disons aux ouvriers : vous aurez à soutenir dix ans,

vingt ans, cinquante ans de guerres civiles et nationales,

non seulement pour transformer les conditions de vie,

mais pour vous transformer vous-mêmes et devenu- capables

de gouverner, vous leur dites : il nous faut tout

de suite conquérir le pouvoir ou sinon aller nous coucher !
Alors que nous attirons l’attention du prolétariat

allemand sur son manque de maturité, vous flattez grossièrement

le plus vulgaire sentiment national et les préjugés
de classe des ouvriers allemands, attitude qui ilest vrai,
vous attire une facile popularité. Les démocrates

ont fait du mot « peuple » un mot sacré, vous en faites

de même avec le mot « prolétariat » et comme chez

les démocrates les mots chez vous remplacent les

faits. » Contre cette phraséologie pseudo-révolutionnaire

Marx définit une tactique précise. Sans exclure

une collaboration des associations ouvrières et des démocrates

il insistait désormais sur un problème essentiel:
préserver l'indépendance d'organisation du parti ouvrier.



A Paris, où les hésitations des bourgeois libéraux

rappelaient les indécisions des parlementaires de la gauche

allemande à Francfort, la «Montagne» s'était effondrée.

Un appel trop tardif aux masses, le 13 juin

1849, n'eut d'autre résultat que l'arrestation des députés

montagnards. Marx fut expulsé de Paris te 19 juillet

il partit le mois suivant pour l'Angleterre où il devait

désormais passer la quasi-totalité de sa vie. Refusant

d'adhérer à des sociétés secrètes ou à des sectes dérisoires

il préparait l'avenir en travaillant à l'élaboration de son

oeuvre scientifique monumentale : Le Capital. Lorsque,

vers 1860, des communistes américains lui proposèrent

de reconstituer la Ligue des communistes, il répondit

qu'il était convaincu de mieux servir la classe ouvrière

par ses travaux théoriques que par une participation à

des associations qui ne correspondaient plus aux exigences

de l'époque.



De cette grande expérience politique des révolutions

de 1848 Marx avait dégagé les principes fondamentaux

de la stratégie et de la tactique d'un parti prolétarien ;

celles qu'il définira en 1875 dans sa Critique du programme

de Gotha : il ne saurait y avoir sur le plan des

principes ni compromis ni concession mais au contraire

fermeté absolue sur la doctrine ; par contre, un véritable

parti d'action doit savoir, en chaque moment, élaborer

avec des alliés, même provisoires et peu sûrs, un plan

de lutte commune et des formes d'organisation acceptables

par tous : tout pas fait en avant, toute progression

réelle importe plus qu'une douzaine de programmes.

Si donc on se trouvait dans l'impossibilité de dépasser

le programme d'Eisenach, — et les circonstances ne

le permettaient pas, — on devait se borner à conclure

un accord pour l'action contre l'ennemi commun. Si

on fabrique, au contraire, des programmes de principes

(au lieu d'ajourner cela à une époque où pareils programmes

eussent été préparés par une longue activité

commune), on pose publiquement des jalons qui indiqueront

au monde entier le niveau du mouvement du

Parti. Les chefs des lassalliens venaient à nous, poussés

par les circonstances. Si on leur avait déclaré des

l'abord qu'on ne s'engagerait dans aucun marchandage

de principes, il leur eût bien fallu se contenter d'un programme

d'action ou d'un plan d'organisation en vue de

l'action commune.



Roger Garaudy, Karl Marx, Seghers, pp 273 à 277

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