02 mars 2017

Marx et les luttes politiques (8). Un savant et un militant



La vie de Marx est, indivisiblement, celle d'un savant
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et cette d'un militant . Une vie de misère et d'exil. Pendant



les années où, à la Bibliothèque de Londres, il
poursuivait ses recherches pour la composition du Capital,
Marx connut le dénuement le plus atroce. Refusant
inflexiblement les offres du gouvernement prussien et de
Bismarck qui voulaient acheter son génie, n'ayant que
les ressources intermittentes de quelques articles au
New York Herald Tribune, Marx et sa famille auraient
succombé sans l'aide que leur apporta sans défaillance
Engels.
Après avoir vendu, pour payer les dettes de la Nouvelle
Gazette Rhénane à Francfort, l'argenterie des dues
d'Argyll et, à Cologne, les meubles qui étaient la dot de
sa femme, Marx, harcelé par les créanciers jusque dans
les pires taudis, dut, en 1851, emprunter de l'argent
pour acheter le berceau de sa dernière fillette, et, un an
plus tard, emprunter encore pour payer son cercueil. Sa
femme le suivit sans faiblesse dans cet enfer où les huissiers
mirent un jour les scellés sur les lits, les berceaux,
les jouets même des enfants, et où la famille se retrouva,
tremblant de fièvre et de froid sur le parquet. Madame
Marx, épuisée allaitait l'un de ses enfants : «les derniers
jours il fut en proie à de violentes convulsions, écrit-elle;
il tétait si furieusement quand il était pris de ses
crises, qu’il me blessait le sein et que mon sang coulait
dans sa petite bouche tremblante... » Et elle ajoutait:
« je ne sais que trop que nous ne sommes pas seuls à
lutter et que je suis encore au nombre des élues, des
heureuses... Ce qui m'anéantit c'est de penser que mon
compagnon doive passer par de si sordides soucis »
alors que tant d'êtres « avaient trouvé en lui une pensée,
une aide, un refuge.»
L'amour de Jenny et l'amitié d'Engels ont permis à
Marx d'accomplir son oeuvre et de l'achever même au-delà
de sa mort, puisque lorsqu'il mourut à Londres te
14 mars 1883, Engels, renonçant à tous ses travaux personnels,
consacra tout le reste de sa vie, pendant douze
ans encore, à la mise en ordre et à la publication des
oeuvres de Marx. Tel fut te style de cette vie : le style
de la grandeur, du combat et de l'amour.
L'oeuvre eut une destinée prodigieuse. Après avoir
apporté à la philosophie le renouvellement le plus profond
qu'elle ait connu depuis la naissance de la pensée
rationnelle, Marx a fondé l'économie politique scientifique,
il a élaboré la méthodologie de l'histoire et de toutes
tes sciences humaines, et, dotant le prolétariat de la
science de la transformation du monde, lui enseignant
l'art de vaincre dans sa lutte de classe, il est devenu, depuis
un siècle, le chef vivant du mouvement ouvrier
mondial.
Son triomphe posthume est sans précédent En juin
1848, la classe ouvrière insurgée n'avait tenu que trois
jours le pavé de Paris. En 1871 avec la Commune, la
première dictature du prolétariat avait vécu trois mois.
Avec la Révolution d'Octobre 1917, la victoire du
marxisme s'inscrivait durablement, irréversiblement dans
l'histoire : c'était désormais une force contre laquelle se
sont brisés tous les assauts du monde du capital, de
1917 à 1920 comme de 1941 à 1945. En face du
marxisme vivant, le capital ne livre plus, depuis bientôt
un demi-siècle que des combats en retraite, en Europe,
et Asie et jusqu'aux Caraïbes.
Le marxisme a conquis de nos jours une universalité
de fait que n'avait connu dans le passé aucun mouvement
spirituel, politique ou philosophique: non seulement
déjà un homme sur trois, dans le monde, vit dans
use société construisant le socialisme selon les enseignements
de Marx, mais le marxisme est devenu l'axe de
référence par rapport auquel de nos jours, toute pensée
et toute action se situent : pour lui ou contre lui.
Le marxisme a pourtant connu bien des vicissitudes
depuis un siècle : ses adversaires ont tenté d'abord de
faire sur lui le silence ; puis ils ont dû le dénoncer avec
fureur en en présentant une caricature effrayante ; ils en
sont réduits aujourd'hui à essayer de l'apprivoiser en le
travestissant selon les modes philosophiques du jour,
pour tenter de canaliser son dynamisme.
« Un adage bien connu, écrit Lénine1, dit que si les
axiomes géométriques heurtaient les intérêts des hommes,
on essayerait certainement de les réfuter. Les théories
des sciences naturelles, qui hantaient tes vieux préjugés
de la théologie ont suscité et suscitent encore une
lutte forcenée. Rien d'étonnant si la doctrine de Marx,
qui sert directement à éclairer et à organiser la classe
avancée de la société moderne, indique les tâches de
cette classe et démontre que — par suite du développement
économique — le régime actuel sera inévitablement
remplacé par un nouvel ordre de choses, rien
d'étonnant si cette doctrine a dû conquérir de haute lutte
chaque pas sur le chemin de la vie.
La lutte de Marx et d'Engels contre les jeunes hégéliens,
contre le proudhonisme, contre Bakounine, contre
le positivisme de Duhring, pendant un demi-siècle, de
1840 à 1890, aboutirent à la victoire du marxisme dans
le mouvement ouvrier.
Mais, dès la fin du siècle, la lutte du courant antimarxiste
commence à se développer au sein du marxisme
lui-même, et le révisionnisme de Bernstein en est
l'expression la plus systématique, de la philosophie à
l'économie et à la politique. Son exemple, depuis lors,
a été maintes fois imité et c'est dans la lutte contre tous
les révisionnismes que le marxisme s'est constamment
retrempé, affermi et développé.
La lutte menée par Lénine et le parti bolchevik contre
le révisionnisme et l'opportunisme rendit possible
la Révolution socialiste d'octobre. Et l'expérience historique
la plus constante a montré que, lorsque le
marxisme était abandonné les socialistes au pouvoir ne
pouvaient instaurer te socialisme: de l'Angleterre à
l'Australie, de la Nouvelle Zélande à l'Allemagne et à
la Scandinavie, le « socialisme » non marxiste, s'est révélé
une variante de la gérance des intérêts fondamentaux
du capitalisme.
Partout où la propriété privée des moyens de production
a été abolie, partout où s'est réalisée une véritable
révolution socialiste, ce fut dans les voies indiquées par
Marx : par un parti marxiste et par une dictature du prolétariat,
quelle que soit la diversité des formes de cette
dictature et la diversité des voies, violentes ou pacifiques,
de son instauration.
Les succès les plus éclatants du marxisme furent parfois
freinés et tenus par des déformations de la pensée
de Marx. Pendant un quart de siècle, la construction héroïque
et douloureuse du socialisme, à laquelle le monde
du capital imposait la politique du fil de fer barbelé
eut à vivre dans un véritable état de siège qui exigeait
le maximum de tension et de centralisation des forces.
Cette situation de guerre rendit possible le développement
de phénomènes politiques et intellectuels qui constituaient
une violation flagrante des principes du marxisme
et de l'essence du régime socialiste : culte du chef,
bureaucratie, sclérose dogmatique de la pensée, isolement
spirituel, qui conduisirent, sur le plan intellectuel,
à l'époque dominée par la personnalité de Staline, à de
graves déformations du marxisme : régression vers un
matérialisme scientiste, pré-marxiste, conception spéculative
de la dialectique réduite à l'énoncé de quatre
« traits immuables », conception mécaniste des rapports
de la base et de la superstructure, rupture avec la pratique
vivante des sciences et des  arts. Les conséquences
de ce schématisme et de cette sclérose sont redoutables.
Le marxisme lorsqu’il devient dogme, cesse d’être un guide
pour l’action  comme pour la pensée. Au nom des lois déjà
connues de la dialectique l’on prétendra trancher a priori
des problèmes scientifiques en biologie, en physique, en psychologie,
l’on condamnera a priori certaines formes d’expression
artistique, on l’en exclura a priori certaines possibilités historiques.
L'exemple, sans précédent
historique, de l'autocritique
publique faite par le
premier et le plus grand des
pays socialistes, a permis une véritable renaissance de
la pensée marxiste et créé les conditions d'un grand développement
créateur.
Le développement du marxisme dans le sens où le
conçut Karl Marx nous aide à prendre conscience de son
actualité profonde : le marxisme est la conception du
monde accordée à l'esprit de notre temps.
A la différence de conceptions du monde antérieures
comme la pensée chrétienne, élaborée longtemps avant
la naissance du monde moderne, accordée à d'autres
conditions historiques et qui ne peut tenter de s'adapter
à l'intelligence des élites nouvelles qu'en remettant en
cause ses principes mêmes, ou de doctrines nées des
angoisses d'une société en pleine métamorphose, comme
l'existentialisme, et n'en reflétant, sous une forme mystifiée,
que des aspects partiels, le marxisme est né, organiquement,
de l'ensemble des conditions du monde moderne
dont il exprime la prise de conscience et l'âme vivante.
Il est l'héritier de l'humanisme prométhéen de la Révolution
française, de cette certitude de la toute puissance
de l'homme et de sa liberté, que la philosophie allemande
n'a cessé d'approfondir de Kant à Fichte, de
Goethe à Hegel, l'héritier aussi de cette conception de
la société comme organisme collectif du travail créateur
de l'homme, dont les économies classiques de l'Angleterre
avaient commencé l'exploration et dont le socialisme
français, avec Saint-Simon notamment, avait tracé
les perspectives démiurgiques.
En découvrant, dans la classe ouvrière, l'héritier et
le porteur de toute la culture antérieure et de toute la
civilisation humaine, en découvrant les racines de l'aliénation
fondamentale du travail créateur de l'homme, en
découvrant enfin, par l'étude scientifique du développement
des sociétés, les lois dialectiques du dépassement
historique des aliénations par la lutte des classes, Marx
pose les fondements d'une philosophie qui exprime le
mouvement de toute une époque historique : l'époque
qui commence avec la lutte contre le capitalisme et se
poursuit avec la construction du socialisme et du communisme.

Roger Garaudy, Karl Marx, pages 296 à 303    >> A SUIVRE ICI >>