06 mars 2017

Qu'est-ce qu'une nation ? par Roger Garaudy



Premier d'une série de quatre articles consécutifs sur LA NATION FRANCAISE, SES ORIGINES, SON HISTOIRE, SON AVENIR. A l'heure où les partis de l'étranger, européistes et atlantistes, ou néo-fascistes, tiennent le haut de l'affiche (notamment de l'affiche électorale), LE RAPPEL D'UNE CONCEPTION POPULAIRE ET OUVERTE DE LA GRANDEUR NATIONALE. Un texte dont nous avons coupé des extraits trop "datés" mais dans son ensemble plein d'enseignements. A chacun d'en faire son miel...AR

I - QU'EST-CE QU'UNE NATION ?
 
IL est peu de mots — sauf peut-être celui de liberté

— qui prêtent plus souvent à confusion que le

mot « nation ». Il n'en est pas qui ait servi

à couvrir plus de crimes contre les nations.

C'est Mussolini, destructeur de l'unité italienne,

qui a lancé la formule trompeuse de « Révolution

nationale ». « National-socialisme », c'est le titre

qu'ont donné à leur parti les hitlériens qui devaient

opprimer, des années durant, toutes les nations de

l'Europe, les déchirer par le racisme, avant de

conduire à l'abîme la nation allemande. « Nationalistes»,
c'est le-nom que s'attribuaient dans la

guerre d'Espagne les bandes franquistes lorsqu'elles

ouvraient aux impérialistes de Rome et dé Berlin

les portes de leur patrie. «  La France aux Français»,
c'était le mot d'ordre des hitlériens français

en février 1934, lorsqu'ils entreprirent leur croisade

en vue de livrer la France à Hitler. Les « Nationaux»
c'était, en France, avant la guerre, le parti

de Laval et de Pétain.

[…]
C'est une tradition aussi de crier à la trahison et

de maudire comme une « antifrance » ceux qui

refusent ce mensonge et le démasquent. L'un des

hommes qui se sont faits de la France l'idée la plus

haute, Jean Jaurès, répondait un jour à ceux qui le

traitaient d'agent de l'étranger : «  Je connais ces

indignations patriotiques : elles viennent d'ordinaire

des partis et des hommes qui trafiquent de la

patrie. »



Pour combattre les mythologies meurtrières et

les confusions intéressées, il est nécessaire de

définir clairement la nation.

Le premier mythe à détruire est celui de la race.

Hitlériens d'hier, antisémites d'avant-hier, colonialistes

de toujours y ont cherché leur justification.

Confondre la nation avec la race, c'est tenir la

nation pour un fait de nature, un groupe naturel,

fondé sur la continuité du type physique et l'affinité

du sang. La nation, ainsi définie par un critère

biologique, je dirais même «  animal », devient

une réalité immuable et irréductiblement opposée

aux autres comme le sont les bêtes de la jungle.

L'idéologie de la race a toujours conduit, à l’intérieur,
à justifier les prétentions d'une classe et,

par suite, à diviser la nation. A l'extérieur, elle a

servi, au nom d'une prétendue hiérarchie des races;

à justifier les agressions et les annexions, la guerre

et le colonialisme.



a) Cette oeuvre de division, en France, est de

vieille date. Elle remonte bien au-delà des théories

de Drumont et de l'affaire Dreyfus. C'est ainsi qu'à

Paris, en 1727, le comte de Boulainvilliers, dans son

Histoire de l'ancien gouvernement de la France,

expliquait que la vieille noblesse française était

constituée par les descendants des Francs. Seule,

concluait-il, cette classe d'essence supérieure, et

d'ailleurs d'origine germanique (elle retournera à

ses origines en allant à Coblentz) avait tous les

droits. Le reste n'est qu'un troupeau sans droits,

provenant du passage de toutes les races qui ont,

au cours des âges, habité la Gaule. Sous Napoléon,

M. de Montlosier soutiendra le même dogme de la

race, toujours avec le même dessein : diviser le peuple

et justifier les prétentions d'une classe;



b) A usage externe, le racisme n'est pas moins

meurtrier et destructeur des nations et de leur grandeur.

C'est la théorie raciste de l'ambassadeur français

Gobineau qui, utilisée et d'ailleurs déformée

jusqu'à la monstruosité par Hitler, a permis à celui-ci

de diviser pour régner, à l'intérieur de l'Allemagne

en faisant du juif le bouc émissaire et, dans

tous les pays d'Europe, en détruisant et en dénationalisant

les coutumes et les traditions nationales.

Le colonialisme n'a pas d'autre justification idéologique.

Jules Ferry n'hésitait pas à proclamer sans

détour, lorsqu'il définissait à la Chambre des députés,

le 28 juillet 1885, ce qu'il appelait le « système

colonial », que l'idéologie des races était le fondement

nécessaire de toute entreprise coloniale. Répliquant

à un orateur de la gauche il s'écriait : « M . Camille

Pelletan dit : Qu’ est-ce que c'est que cette

civilisation qu'on impose à coups de canon ?... Messieurs,

il faut parler plus haut et plus vrai. Il faut

dire ouvertement qu'en effet les races supérieures

ont un droit vis-à-vis des races inférieures... » Le

Journal officiel note ici : « Remous sur plusieurs

bancs à l'extrême gauche » et deux interruptions,

celles de M . Jules Maigne criant : « Vous osez dire

cela dans le pays où ont été proclamés les Droits

de l'homme! » Et M . de Guilloutet ajoutant :

« C'est la justification de l'esclavage et de la traite

des nègres. »

A quoi Jules Ferry répond : « Si l'honorable

M. Maigne a raison, si la déclaration des Droits de

l'homme a été écrite pour les noirs de l'Afrique

équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer

les échanges, le trafic ? Ils ne vous appellent

pas. » (J.O., pp. 1065-1066.)



L'idéologie de la race n'est pas seulement dangereuse,

elle est inconsistante du point de vue de

la science comme de l'histoire.

Les Français, pas plus qu'aucun autre peuple,

ne sont liés de toute éternité par la communauté

du sang, par le lien biologique de la race. Le territoire

actuel de la France a été un lieu de passage

et de brassage de plusieurs races très distinctes :

Ligures et Ibères, Celtes, Romains, Francs, Germains,

Arabes, Normands, etc.. Ces éléments divers,

qui ont convergé sur notre sol, qui se sont unis par

mille liens, constituent aujourd'hui une communauté

historique stable, où l'on ne distingue plus de

« lignée pure ».



Comme le dit Anatole France (Sur la pierre

blanche) : « II est aussi difficile de distinguer dans

un peuple les races qui le composent que de suivre

au cours d'un fleuve les rivières qui s'y sont jetées. »

De ce que l'unité nationale n'est pas une donnée

naturelle, biologique, il ne faut pas conclure qu'elle

n'est pas une réalité. La nation est autre chose

qu'une vue arbitraire de l'esprit ou une exigence sentimentale

sans objet réel. Une nation ce n'est pas

simplement, comme le prétendait Renan « une

grande solidarité constituée par le sentiment des

sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé

à faire encore ».

Les liens qui unissent les Français sont réels et

ils ne se définissent ni par le faux matérialisme sans

pensée du racisme, ni par le lyrisme désincarné des

idéalistes. La communauté historique des Français

a été une longue conquête. L'unité française, selon

l'expression de notre Michelet, est le fruit d'une

lente « création de soi par soi ».



Cette communauté a une base matérielle: la

terre de France: cet hexagone harmonieux que

nous avons, à l'école, appris à dessiner de mémoire,

un peu comme le paraphe personnel d'une signature.

Comme écrit Aragon,

 « Ma France de toujours que la géographie

Ouvre comme une paume aux souffles de la mer

Pour que l'oiseau du large y vienne et se confie.»

Mais pas plus par le sol que par la race, la

nation n'est un fait de nature. Ce territoire lui-même

est une création historique, une création

humaine. Non pas seulement parce qu'il a été rassemblé

membre à membre par l'effort et par les

combats de notre peuple, mais parce que cette

nature est pétrie et modelée de main d'hommes,

parce que cette géographie même est devenue pour

l'essentiel une oeuvre de l'histoire.

Dans l'Ile-de-France, c'est la main de l'homme

qui. de siècle en siècle, a fait reculer les forêts hirsutes

devant la houle des grands blés.

Dans les plaines du Nord, le ciel comme la terre

les forêts inattendues des cheminées, la broussaille

des charpentes métalliques,

« Et ces grands ciels d'ardoise où la houille qui fume

Panache les cités nostalgiques du fer »,

comme rêvait Samain.

A l'exception de quelques cimes des Alpes et

des Pyrénées, de quelques falaises en granit de Bretagne

qui conservent une provisoire éternité, chacun

des paysages de France a été créé par une

longue histoire, et le visage de notre patrie nous

est devenu fraternel parce qu'il est pénétré de toute

l'humanité de ceux qui l'ont travaillé et qui l'ont

sculpté.

Le territoire de la France est déjà une réalité

ont été transformés : les collines des terrils,

historique, une réalité vivante, vivante de la vie

de ceux qui l'ont fait : paysans ou ingénieurs, ouvriers

ou soldats, architectes ou jardiniers.

Lorsqu'on survole en avion cette terre de France,

lorsque l'éloignement de l'altitude enlève au paysage

ses particularités immédiates, et permet en quelque

sorte de dégager l'idée, le sens, la volonté des

hommes qui lui ont donné, au cours des siècles,

leur empreinte, alors apparaissent des lignes simples,

en quelque sorte stylisées : la courbe des chemins

qui ont fait un compromis ou plutôt une

harmonie entre la pente de la colline et la fatigue

du pas des hommes; la limite des champs où des

ambitions paysannes se sont affrontées à des obstacles

de la nature et à des régimes sociaux; des bois

strictement coupés, la fine dentelle des vignes ou

des sillons; tout cela révèle d'une manière presque

charnelle les combats et les amours de l'homme et

de sa terre, des volontés s'obstinant pendant des

siècles à s'inscrire sur ce sol et à lui donner ce

visage unique comme est unique tout visage humain

dans son expression, dans le sens et dans les promesses

qu'il porte en lui.



*



Mais les hommes aussi se sont transformés en

transformant la nature et à son contact. Leur

« culture » forme un tout : celle des arbres comme

celle des esprits. Il s'est ainsi créé un style que

l'on retrouve dans la manière de cultiver le sol

et de composer les chansons, d'aimer une femme

ou de se tenir au combat, de faire la cuisine ou

de concevoir la vie. L'esprit français est fait de

tout cela, ou plutôt il est tout cela comme un

arbre unique né de la même terre que ceux qui

le cultivent.

Maurice Barrés a profondément éprouvé et

exprimé cette dimension de l'homme : combien

l'esprit d'un peuple, disait-il, est « harmonique à

son pays» (Le Jardin de Bérénice). Sur sa Colline

inspirée il écrit : « Cet horizon... nous ramène

sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de

nos ancêtres... Je me retrouve en société avec des

milliers d'êtres qui passèrent ici. C'est un océan,

une épaisseur d'âmes qui m'entourent et me portent

comme l'eau soutient le nageur... » Il dit de l'église

de Vaudémont : « Un beau fruit s'est levé d u sein

de la colline... La chapelle nous dit . . : Je prolonge

la prairie... Nous avons été préparés, toi et moi, par

tes pères. Comme toi je les incarne. Je suis la pierre

qui dure, l'expérience des siècles. » Et dans les

Dernières musiques il écrira encore : « Je n'ai fait

qu'exécuter la musique qui reposait dans le coeur

de mes parents et dans l'horizon où j'ai dès avant

ma naissance, respiré. »

Qu'on ne s'étonne point de trouver chez un

communiste cette référence à Barrés. La grandeur

de Barrés, c'est d'avoir pris conscience des racines

qui relient chacun de nous à la réalité vivante de

sa nation, d'avoir compris combien l'individu était

raciné à sa terre et à ses morts.



La limite de Barrés c'est d'être aveugle devant

l'avenir. La nation, pour être une réalité vivante,

ne peut se réduire à la terre et aux morts et ne

peut nous réduire à l'horizon déjà clos qu'ont

entrevu nos morts. La nation est une réalité en

train de se faire. Elle n'est pas un capital à exploiter

mais une oeuvre à construire. Elle n'est pas

seulement une fierté, mais une tendresse et une

responsabilité.

La limite de Barrés est une limite de classe :

lorsque la nation, dans son devenir, s'identifie de

plus en plus avec ceux qui la bâtissent de leurs

mains et de leurs cerveaux, lorsque la classe ouvrière

en assume et prolonge le royal héritage, Barrés ne

la reconnaît plus. Il veut en arrêter la marche en

lui disant : Tu n'iras pas au-delà de ce qu'ont créé

tes ancêtres. Il nous livre dans Les Déracinés le

secret de toutes ses faiblesses lorsqu'il écrit : « Que

les pauvres aient le sentiment de leur impuissance,

voila une condition première de la paix sociale. »

Eh bien, nous, communistes, nous accueillons

Barrés avec tout ce qu'il nous apporte de la grandeur

et de la beauté du passé de notre peuple,

nous voulons comme lui « nous confondre avec toutes

les heures de l’Histoire de France, vivre avec

tous ses morts, ne nous mettre en dehors d'aucune

de ses expériences (Scènes et doctrines du nationalisme).

Mais nous accueillons aussi l'avenir, nous

nous ouvrons à lui de toute notre confiance dans

les destinées de notre patrie.

Et cela même nous le faisons au nom de l'une

des plus hautes et des plus constantes traditions

de notre esprit national : ce n'est pas seulement

Jaurès qui reprochait à Albert de Mun de n'avoir

gardé du foyer des ancêtres que la cendre et non

la flamme, c'est Paul Claudel qui exprime, au nom

du passé, cette volonté créatrice de l'avenir :

 «Il faut venir au secours de cette création qui

gémit et qui a besoin de nous. Il faut venir au

secours de l'humanité d'abord, mais il faut venir

aussi au secours de la forêt, il faut venir au secours

de la ronce qui demande à devenir une rose, il

faut venir au secours de ce grand fleuve qui nous

demande que nous l'empêchions de déborder... Il

nous faut porter partout l'ordre, la mesure, la fécondité

et la loi. » ( Conversations dans le Loir-et-Cher. Gallimard, 1935,

pp. 258-259.)







*





Le sentiment de ce qu'il y a d'unique dans la vie

de notre peuple, comme dans la vie d'une

personne aimée, le sentiment de l'unité de son sol

et de son esprit, n'implique aucun chauvinisme

Eprouver profondément ce qui distingue la

« Chanson de Roland » des « sagas » Scandinaves

ou des « bilines » russes, ce par quoi Versailles ne

ressemble ni au Tivoli du Cardinal d'Este, ni au

Potsdam de Frédéric II, ce n'est pas isoler notre

pays ni lui donner le privilège exclusif de la création

spirituelle.

C'est au contraire en fécondant son génie de

tout ce que les autres peuples ont créé avec leur

génie propre, que la France et sa culture continueront

à apporter leur contribution à la civilisation

humaine.

Qu'elle deviendrait pauvre notre pensée, qu'elle

deviendrait étriquée notre action, si nous voulions

follement ignorer le rôle qu'ont joué, dans l'élaboration
même de notre esprit national la Renaissance

italienne, l'Allemagne de Hegel, de Marx et

de Goethe, la technique américaine comme la Révolution

russe, si la sagesse de l'Inde et de la Chine,

si la pensée arabe, si Shakespeare ou Spinoza nous

devenaient étrangers.

Mais l'universalité n'est pas le nivellement.

L'humanité n'est pas au-dessus des nations. Elle est

au coeur de chacune d'elles. Chacune l'exprime avec

son esprit et son génie particulier, en lui apportant

une contribution irremplaçable. Comme Barrés

n'a eu qu'à creuser le « moi » pour y découvrir

la patrie vivante, c'est en approfondissant et en

développant ce qu'il y a de meilleur dans sa culture

que chaque peuple accède à l'humanité.

La fécondation réciproque implique à la fois

une conscience aiguë de l'originalité propre de sa

patrie et la compréhension attentive et sympathique

de l'apport des autres peuples. Pour devoir beaucoup

à la peinture italienne, l'école française n'a rien

perdu de sa personnalité. Notre XVIIIe  siècle français

n'a rien sacrifié de ses audaces par l'assimilation

fructueuse de Locke et de la philosophie

anglaise, pas plus que le socialisme français à l'école

de Marx et de Lénine.



Le repli chauvin sur soi est signe de faiblesse,

d'abandon ou de défaite. On ne préserve pas la

grandeur française en cultivant des singularités. Ce

que l'abbé Brémond appelait la « poésie pure » est

peut-être ce qui, dans un poème, est intraduisible

parce qu'il exprime ce qu'il y a de plus subtil dans

l'âme et dans la langue de chaque nation.

Là encore, on ne peut dissocier l'unité vivante
que constitue la nation : les travaux et les combats

de son peuple, sa langue et son esprit.

L'histoire de la langue et de l'esprit français se

confond avec l'histoire de notre peuple.

Notre langue a suivi le sort de la nation elle-même;
elle était d'abord le parler de l'Ile-de-France,

puis, au fur et à mesure que les terres se rassemblaient

autour de ce noyau, la langue de l'Ile-de-France
devenait la langue de la France tout entière.

La victoire de Philippe Auguste sur le comte de

Toulouse, assurait, au lendemain de la Croisade des

Albigeois, le triomphe de la langue d'Oïl sur la

langue d'Oc.

C'est à la même époque qu'est abattu le dernier

grand féodal capable de mettre en péril l'unité

française, le Connétable Charles de Bourbon, et

que du Bellay publie sa Défense et illustration de

la langue française — « à l'entreprise de laquelle,

écrit-il, dans sa dédicace en 1549, rien ne m'a induit

que l'affection naturelle envers ma patrie. » Citant

les anciens, il reprend cette belle devise : « Il n'y

a pas de plus grand honneur que de combattre pour

la langue de la patrie » et il se rend cet hommage :

«  Toi qui plaides pour la langue paternelle, tu auras

acquis un renom aussi comme bon patriote. » C'est

le temps où notre langue nationale, tout comme

notre unité « commence à fleurir sans fructifier

encore », selon la jolie expression de du Bellay. Ce

n'est pas par hasard que Malherbe, qui a tant contribué

à épurer notre langue, a vécu les dernières

grandes crises de l'unité française et que Richelieu

s'est montré le rude artisan de l'unité nationale à la

fois sur le plan politique et sur le plan de la culture:
c'est le même cardinal, fanatique de l'ordre et

de l'unité qui, nous dit son Testament politique

« rabaisse l'orgueil des Grands , réduit tous les sujets

en leur devoir », et fonde en 1636 l'Académie française

pour monarchiser « le royaume des lettres ».



Si, de la langue, nous passons à l'esprit français,

nous constatons que sa formation est liée intimement

à celle de la nation elle-même.

Il est né, au sortir du Moyen âge, dans l'atmosphère

spirituelle du catholicisme féodal qui puise

à deux grandes sources : judéo-chrétienne et romaine.

Au christianisme il emprunte le noble souci de

faire de sa vie un problème en la subordonnant à

un idéal qui la dépasse : c'est le courant qui naît

avec nos « chansons de geste » et la haute idée que

nos chevaliers avaient de leur mission («queste »

du Graal ou Croisades dont les Français furent

l'âme). Corneille continue cette tradition de l'honneur

et de la grandeur; Pascal approfondira cette

angoisse chrétienne dont le frisson parcourt aujourd'hui

encore l'oeuvre de Péguy, de Claudel, de Bernanos,

de Mauriac.

A la tradition romaine de l'ordre, l'esprit français

doit l'architecture spirituelle de l'Université de

Paris (dont la fondation est contemporaine de l'affermissement

de l'unité territoriale et monarchique

de la France sous Philippe Auguste) ; il lui doit

l'équilibre de la raison classique ; il lui doit encore

l'intransigeante mathématique sociale des Montesquieu

et des Rousseau.

Sur le fond féodal du catholicisme romain s'est

détaché puissamment le grand courant d'esprit

critique et d'ironie, aiguisé par des siècles de lutte de

la bourgeoisie et du peuple contre le monde féodal.

Attaquer sans peur et tout remettre en question

avec l'audace des forts qui sont assurés de savoir

reconstruire, c'est la plus caractéristique et la plus

vivace des traditions de l'esprit français; elle jaillit

avec les farces, sotties, romans et fabliaux de la

primitive littérature bourgeoise, elle s'épanouit avec

Rabelais, se raffine avec Montaigne, s'ordonne avec

Molière, triomphe avec Voltaire, esquisse avec Anatole

France son dernier sourire.

Lorsque l'inquiétude humaine née du christianisme,

le souci romain de l'ordre et la critique constructive

du peuple qui a donné le modèle classique

des révolutions bourgeoises se rejoignent et s'unissent

dans un penseur ou dans une oeuvre, l'esprit

français atteint ses apogées.

Descartes et Diderot constituent dans notre passé

les points de rassemblement spirituels qui assurèrent

le prestige et le rayonnement de notre culture.

L'étude de leur oeuvre permet de définir les conditions

de la santé spirituelle de la France. Ce qui

fait d'un Descartes et de Diderot les plus grands

« témoins » de l'esprit français, c'est qu'en assimilant

toute la culture française du passé, ils ont su

la renouveler par la prise de conscience la plus

lucide, la plus conséquente, la plus passionnée et

la plus constructive des forces motrices de l'histoire

française à leur époque. Ils ont conduit et rassemblé

toutes les forces nationales progressives de leurs

siècles. Ils ont été la conscience et le guide de

l'armée de l'avenir à la veille de la grande Révolution

d'où est sortie la France moderne.



Cet héritage, les communistes l'accueillent sans

en rien omettre: Maurice Thorez déclarait (à la

Conférence de Gennevilliers, 21-23 janvier 1939)

« ... la nation française s'est constituée à travers les

siècles, de vingt races qui se sont fondues dans cet

immense et bouillonnant creuset que fut et qu’est

resté notre pays, avec son sol, avec ses richesses

naturelles, avec son climat privilégié, avec sa situation

unique, avec ses conditions générales qui ont

disposé, dès les plus lointaines époques, les habitants
de notre pays et ceux qu'il accueillait à

l'amour du travail, au sens de la mesure, à l’ esprit

de méthode et de clarté, aux qualités qui sont celles

des Français, aux défauts qui sont aussi les nôtres,

à tout ce qui constitue — langue, mentalité, communauté

de territoire et de vie économique — le

caractère de la nation française.

« Ce caractère national français s'est trempé,

formé dans les épreuves, les succès, les revers, toutes

les gloires et les misères partagées en commun par

ceux qui ont travaillé le sol de notre pays. »

Cet héritage, il convient aussi de le faire fructifier.

Et c'est là notre deuxième problème : qui peut

continuer la France dans le sens de sa vraie

grandeur ? 




ROGER GARAUDY

Agrégé de Philosophie

Docteur ès lettres

Extrait de:
QU'EST-CE QUE LA GRANDEUR FRANÇAISE ?
Texte paru dans la revue de l'Union des Etudiants Communistes de France Clarté, n°14, oct-nov 1958 

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