27 juin 2017

Le marxisme et l'art. 5/ Travail et art. Par Roger Garaudy



Si l'art est né du travail, comment est-il arrivé

à avoir une existence indépendante ?

L'art est l'un des aspects de l'activité de

l'homme comme être transformateur de la nature,

c'est-à-dire comme travailleur.

Marx a montré comment, dans le processus du
travail, l'homme produit des objets pour satisfaire
ses besoins : l'ensemble de ces objets, qui n'ont
d'existence et de sens que pour l'homme et par
l'homme, constitue une « seconde nature », un
monde de la technique et, au sens le plus large, de
la culture, qui ne cesse pas, pour autant, d'être une
nature, mais une nature humaine, une nature reconstruite
selon des plans humains.
Des relations nouvelles sont ainsi créées entre
l'homme et cette nature constituée de produits
humains et d'institutions humaines.
En transformant la nature l'homme se transforme
lui-même. L a création d’objets nouveaux est
corrélative de l a création d’un sujet nouveau. Nous
sommes loin ici de la conception idéaliste, fichtéenne
par exemple, des rapports entre le sujet et
l'objet, selon lequel le sujet seul était créateur, et
loin aussi de la conception du matérialisme dogmatique,
celui de d'Holbach, croyant que l'objet
est un « donné » tout fait et immuable et dont le
sujet n'est que le reflet passif.
En effet, en multipliant les moyens de satisfaire
ses besoins, l'homme se crée des besoins nouveaux,
qui sont, comme le soulignait Marx dans ses Manuscrits
de 1844,
la véritable richesse humaine de
l'homme. L'homme s'élève d'autant plus au-dessus
de son animalité première qu'il se crée des besoins
spécifiquement humains. Ces besoins n'expriment
pas seulement cette relation immédiate et unilatérale
avec la nature qui caractérise le niveau animal :
satisfaire la faim ou riposter a une agression.
Ils multiplient les rapports de l'homme avec le
monde, rendant possible une forme immédiate de
connaissance, celle de la science, qui ne peut se
développer que dans l a mesure ou l'homme n’est
plus cerné par des urgences immédiates  mais où
une certaine distanciation est possible par rapport
au besoin. Cette distanciation permet le détour de
l'imaginaire, du jeu conscient des projets et des
dispositifs qui permettent de les réaliser, et, finalement,
le détour d u concept.
La conquête de la dimension artistique du travail
humain, comme de sa dimension scientifique,
exige également une distanciation interrompant le
circuit direct entre le besoin et l'objet immédiat de
sa satisfaction. Alors seulement devient possible
une contemplation par laquelle l'homme ne perçoit
pas seulement dans l'objet ce qui a en lui une signification
utilitaire, pour se nourrir, se vêtir, travailler ou
se défendre, mais ce qui en cet objet
exprime l'acte créateur de l'homme. L'attitude
esthétique commence lorsque l'homme se réjouit
de découvrir dans l'objet qu'il a créé, non plus
seulement un moyen de satisfaire u n besoin, mais
ce qui, dans cet objet, porte témoignage de l'acte
créateur de l'homme. Dans ses Manuscrits de 1844
Marx évoquait la nouveauté de l'homme qui ne
travaille pas selon la loi d'une espèce mais universellement
selon la loi de toutes les espèces, selon
les lois de la beauté.
L'art, né du travail, ne se sépare pas nécessairement
de lui et, moins encore, ne s'oppose à lui.
Il exprime au contraire la pleine signification de
l'objet produit par le travail, ce que j'appellerai la
« double lecture » de cette signification, lorsque
l'objet présente pour l'homme une double « utilité »:
son utilité immédiate, économique, en tant que
produit capable de satisfaire un besoin déterminé
et son utilité plus généralement « humaine » (je
dirais presque spirituelle) en tant qu'objet renvoyant
à l'homme sa propre image comme créateur,
en tant qu'objectivation du pouvoir créateur de
l'homme et éveillant en lui le sentiment de joie et
de fierté, mais aussi d'angoisse et de responsabilité
par le rappel constant de  ce pouvoir créateur.
Lorsque l'homme de l'âge d u bronze dessine une
sorte de guillochage sur le vase d'argile qui lui sert
à boire, le motif décoratif conquiert une certaine
autonomie par rapport à la fonction strictement
utilitaire de cet objet. L'homme s'y réjouit de son
propre acte créateur.
Un besoin nouveau, inédit dans le règne de la
nature, vient alors de naître, et comme tous les
autres besoins que s'est créés l'homme, comme tous
les moyens qu'il a inventés pour les satisfaire, il va
entraîner un enrichissement et une transformation
profonde du sujet lui-même ; ses sens mêmes vont
s'affiner et se développer. L'oeil capable non seulement
de capter un signe évoquant la présence
d'un danger ou d'une proie, mais de contempler
l'objet, c'est-à-dire non de le saisir en fonction de
la satisfaction d'une exigence biologique, de manière
unilatérale, mais de jouir de cet objet dans sa
totalité, comme objectivation de la subjectivité de
l'homme, de ses angoisses, de ses espérances, de sa
dignité de créateur, cet oeil est devenu un oeil humain.
De même lorsque notre oreille distingue le
bruit d'un moteur d'hélicoptère de celui d'un avion
à réaction, ce sens est habité déjà par toute une
culture, et plus encore lorsque dans la musique
d'un orchestre elle discerne et éprouve comme une
douleur la fausse note de l'un des violonistes. Nos
sens, comme l'écrivait Marx, sont devenus théoriciens:
ils résument, dans une réaction apparemment
immédiate, tout le savoir et tous les pouvoirs
acquis par l'humanité comme espèce au cours de
son histoire. En eux vit et se développe toute la
culture d'une société, au lieu que s'y perpétuent
seulement les réactions immédiates et non cumulatives
de l'instinct animal.
Cette humanisation des sens est corrélative de
l'humanisation de l'objet : les sens deviennent des
sens humains par leurs relations avec cette nature
humanisée qui est l'oeuvre du travail humain.
La structure et le fonctionnement des organes
des sens ont un fondement biologique naturel, mais
ils sont devenus humains par une longue transformation
historique et sociale des hommes. La formation
des cinq sens, écrivait Marx,est l'oeuvre
de l’histoire universelle des sociétés humaines.
Le sujet qui dispose de ces sens n'est pas un
individu isolé, c'est un être social qui entre en relations
complexes avec la nature à travers la société
et cette nature même est un produit du travail social.

Roger Garaudy
Extrait de "Marxisme du 20e siècle". Suite de la publication du chapitre "Le marxisme et l'art".
Illustration d'Hokusaï extraite du livre de R. Garaudy "Comment l'homme devint humain".